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Pourquoi une approche systémique dans nos stratégies de régénération est nécessaire – par Bastien Sachet, CEO d'Earthworm Foundation
Pourquoi une approche systémique dans nos stratégies de régénération est nécessaire – par Bastien Sachet, CEO d'Earthworm Foundation
News 4 avr. 2024

La nature est un système complexe. Réflexions sur six ans de travail en agriculture régénératrice

Un article d'opinion par Bastien Sachet, CEO d'Earthworm Foundation

Temps de lecture : 6 min

Réunir les acteurs autour de la santé des sols

Le mois dernier, j'ai eu le plaisir de retrouver certains de nos partenaires, des agriculteurs, des coopératives, des industriels et des distributeurs ainsi que d'autres acteurs de la filière agroalimentaire lors de la 60ème édition du Salon International de l'Agriculture.

Une belle occasion de partager nos retours d’expérience, réalisations sur le terrain et projets pour le futur, mais aussi de prendre un peu de recul sur notre programme d’AgricultureRégénératrice lancé chez Earthworm Foundation il y a tout juste six ans.

Nous avons lancé Sols Vivants en 2018 avec la conviction qu’il était possible d’aligner les intérêts des agriculteurs, des entreprises et de la société.

Et que nous pourrions le faire autour de la santé des sols.

Véritable dénominateur commun, le sol a le potentiel de rassembler les différents acteurs de la chaîne de valeur : atout principal de l'agriculteur, il est aussi un excellent filtre à eau, stocke le carbone, abrite plus de 25 % de la biodiversité de notre planète, et bien sûr… donne son goût à nos aliments !

Un projet d'agroforesterie dans les hauts de France

Nous pensons qu’une agriculture productive est nécessaire pour nourrir une planète de 10 milliards de personnes, mais qu’elle peut être pratiquée de manière à régénérer la santé des sols, augmenter la biodiversité, réduire la pollution, améliorer la qualité de l'eau et capturer d'énormes quantités de carbone.

Que l’on parle d’agriculture « écologiquement intensive », « de conservation des sols », « régénératrice », « agroécologique » ou autre, le but reste le même, à savoir : travailler plus avec la nature que nous ne l’avons fait par le passé et la voir comme une alliée à comprendre.

Trouver un terrain d'entente : un ensemble unifié d'indicateurs

L'approche que nous avons décidé d'adopter a été de co-concevoir, avec des scientifiques, des agriculteurs et des entreprises, une manière commune d’envisager les pratiques régénératrices au niveau du "système exploitation agricole".

Indicateurs de santé des sols, capture de carbone, biodiversité... nous étions convaincus qu'il serait possible d'aligner toutes les parties prenantes autour d'un tel cadre d'indicateurs – et d’unifier ainsi la manière dont nous concevons collectivement de la performance environnementale d'une exploitation.

Aujourd'hui, nous avons testé et déployé ces indicateurs sur le terrain avec plus de 500 agriculteurs, 20 fournisseurs, coopératives, négociants, grandes marques, et des universitaires et chercheurs.

Les défis rencontrés ont été nombreux : application de critères incompatibles d’une entreprise à l’autre concernant la notion même d’agriculture régénératrice ; utilisation de différents outils pour mesurer la même chose (par ex. le carbone) ; ou tout simplement rejet de l’approche régénérative, considérée par certains comme une nouvelle « chapelle » ou un nouveau « dogme ».

Prélèvement de sol

Mais le plus grand challenge aura sans aucun doute été de définir des indicateurs qui soient utiles à la fois aux industriels, coopératives et aux agriculteurs.

Alors que les marques sont plus axées sur le reporting, les agriculteurs, eux, se concentrent logiquement davantage sur le pilotage de leurs systèmes. Les marques s'intéressent aux facteurs d'émission de leur production ; les agriculteurs s'intéressent à la structure de leur sol et à la quantité de matière organique qu'il contient.

Notre point de départ a justement été que personne ne doit imposer sa perspective à l'autre, et qu’il est possible de créer un ensemble d’indicateurs utile à tous. Ici comme ailleurs, une grande part de notre travail aura consisté à créer des canaux de collaboration entre les agriculteurs, les fournisseurs et les marques.

Avec nos partenaires sur le terrain

Rester humble et apprendre ensemble

Malgré les défis, une chose m’aura particulièrement frappé : la détermination de nos partenaires, entreprises, scientifiques ou agriculteurs à travailler ensemble, à surmonter les barrières traditionnelles en partageant ouvertement leurs idées, datas et résultats de pilotes.

Et leur volonté d'apprendre. Je me souviens par exemple de la décision de l'équipe de direction de Nestlé France de suivre un programme de l’ISARA pour renforcer ses connaissances agricoles. Et les voilà partis sur le terrain, troquant chemises et mocassins contre bottes et imperméables, touchant des vers de terre et discutant avec les agriculteurs pour apprendre les uns des autres.

Tout aussi frappant aura été la disposition des agriculteurs à s'engager sans préjugés dans des discussions avec les entreprises, chacun reconnaissant qu’il en va de notre responsabilité partagée de relever les défis environnementaux qui nous font face, en dépit des tensions commerciales qui existent, comme en témoignent les récents évènements en France et en Europe.

Dans l'ensemble, je retiens une attitude générale d'humilité face à notre manque de connaissances concernant le fonctionnement du sol et des écosystèmes.

Quel sera l’impact sur le sol de réintroduire une certaine espèce de couvert d’interculture ? Combien de carbone sera stocké dans ce sol ? Personne n’a n'a une réponse définitive. Et la réponse n’est pas la même partout.

Nous sommes au tout début d’une phase de redécouverte de la nature : comment ses micro-organismes, réseaux fongiques, transformations chimiques, etc., fonctionnent ensemble ? C'est une question empirique : la plupart de ces connaissances sont aujourd’hui générées ou redécouvertes par les agriculteurs et formalisées ensuite par la science. Tout le monde reconnaît que nous ne savons pas grand-chose et que nous avons beaucoup à gagner à nous écouter les uns les autres. Cela crée un environnement de travail très stimulant.

Passer à l’échelle : le programme TRANSITIONS

Six ans plus tard, nous faisons désormais partie d'un projet très prometteur – TRANSITIONS – porté par l'une des plus grandes coopératives françaises : le Groupe VIVESCIA . En phase de co-conception pendant près de 18 mois, le projet s'appuie sur le savoir-faire d’Earthworm sur les sols et l'agriculture, associé à l'expertise propre de Vivescia ainsi que celle d'autres partenaires, pour créer un programme adapté à ses agriculteurs et à leur contexte agroécologique.

En France, et en Europe, c'est le premier projet d'agriculture régénératrice de cette nature et à cette échelle. Il impactera initialement 1 000 agriculteurs sur trois ans, et plus encore dans les années à venir.

Les fondements du programme reposent sur une approche systémique. « Systémique » dans le sens où l'accent est mis sur l'ensemble de l’exploitation et de la rotation des cultures plutôt que sur une seule culture.

Plus précisément, l'accent est mis sur la santé des sols, l'habitat pour la biodiversité, la capture de carbone et la réduction des émissions, et la production de rendements similaires avec moins d’intrants fossiles et chimiques. Encore une fois, nous retrouvons cette même philosophie d'un ensemble unifié d'indicateurs permettant d’analyser la performance au niveau de l’exploitation tout entière.

Pour prendre une analogie médicale, l’approche systémique consisterait à passer de thérapies axées sur le traitement des symptômes au niveau de l'organe (cœur, foie ou autre) à des thérapies plus holistiques, qui prennent en compter l'ensemble du corps (nutrition, sommeil, réduction du stress, etc.). De même, dans la ferme, il s'agit plus de s'attaquer aux causes profondes de ce qui rend les plantes malades, que de soigner les plantes elles-mêmes quand elles sont déjà atteintes.

Au final, on obtient une manière plus efficace de cultiver et moins dépendante des combustibles fossiles et intrants chimiques.

Bien sûr, en pratique, ce n'est jamais totalement soit l'un soit l'autre.

Mais l'observation que font de nombreux agriculteurs est que lorsque vous commencez à cultiver la vie dans le sol (tout comme un médecin pourrait avoir comme objectif de réduire le stress et l'inflammation dans le corps), la nature retrouve son équilibre et de nombreux effets positifs en découlent. Un agriculteur avec lequel nous travaillons me disait que grâce à la mise en place de pratiques d’amélioration de la santé des sols, il a réussi à éliminer complètement les anti-limaces et les insecticides qu'il utilisait invariablement depuis des décennies. Un autre me disait qu’après avoir planté des kilomètres de haies ces deux dernières années, il voyait revenir insectes et oiseaux sur sa ferme, ses “alliés” les appelle-t-il.

Une approche systémique

L’idée d’une approche systémique au niveau de la ferme est relativement intuitive il me semble. Ce qui l’est moins peut-être, c’est qu’une telle approche n’est possible que si l'environnement auquel cette ferme est connectée adopte également une approche systémique. Par « environnement », j’entends toutes les parties prenantes : les industriels acheteurs dans la ChaîneDeValeur, le cadre réglementaire, les agronomes formant les agriculteurs, l'industrie semencière développant des variétés de légumineuses plus résilientes, etc. etc

Malheureusement, ce n’est pas chose facile ! En tant que marque, vous voulez que votre cacao ou votre blé soit « faible en carbone » ou « régénératif ». Cela se traduit souvent par un certain nombre de spécifications imposées de manière descendante aux agriculteurs. Et comme l'agriculteur produit de nombreuses cultures pour de nombreux acheteurs, cela devient vite un vrai casse-tête pour lui de satisfaire à toutes ces exigences...

C'est justement cette approche systémique qui est mise en œuvre dans le programme TRANSITIONS.

Après des années de pilotage de pratiques d'agriculture régénératrice avec des agriculteurs pionniers et des équipes hautement qualifiées, Vivescia a décidé de pousser cette idée de changement systémique à grande échelle dans les exploitations. Ensemble, nous avons travaillé à la conception d'un modèle qui permet de relever à la fois les défis techniques et financiers de la transition des agriculteurs vers des pratiques de conservation et de régénération des sols.

Pour la première fois, cinq des plus gros acteurs de l'industrie sucrière, du blé, de l'orge et des huiles végétales (Avril , SEDAMYL, Malteurop, Roquette, Tereos, Grands Moulins de Paris, Délifrance, Kalizea) ont accepté de s'associer et de prendre en charge leur part des coûts.

Et certains de leurs plus grands clients brasseurs sont aussi en train de sauter le pas. Pour soutenir un changement systémique, ils se sont engagés à payer un supplément pendant trois ans.

En conséquence, les agriculteurs recevront entre 100 et 150 EUR/ha par an pour accélérer leur transition ainsi qu’un accompagnement dédié et un suivi data avancé de leurs résultats.

Pour 1 000 agriculteurs, cela représente un montant significatif. Mais on peut aussi le voir comme une solution relativement peu coûteuse pour s'attaquer au changement climatique, aux sécheresses, aux inondations, à la qualité alimentaire, à la santé des sols, à la résilience des agriculteurs, à la souveraineté alimentaire et à bien d'autres problèmes !

D’ailleurs, l’Etat, via France 2030 et la Région Grand Est, a choisi de soutenir ce projet financièrement et institutionnellement car il permet de réaliser la transition dans les territoires, ce qui est aussi leur objectif.

Qu'avons nous appris?

En résumé, quelles leçons tirer de ces six années de travail ? Elles nous ont permis de rassembler des ingrédients clés du changement :

  • Systémique: La nature est un système complexe. Une approche systémique est donc nécessaire pour espérer résoudre la crise du climat, de l'eau et de la biodiversité à laquelle notre monde est confronté. Ce n'est pas seulement une question de carbone!!!! La Nature ne fonctionne pas comme ça. Le sol est un bon point de départ car il réunit tous ces éléments.
  • Collaboration: Dans la Nature, les espèces sont en compétition mais collaborent également. Dans la société, les entreprises peuvent en faire de même ! Travailler sur la rotation des cultures à l'échelle d’un territoire est un moyen de favoriser la collaboration : toutes les parties prenantes doivent jouer leur rôle autour d'un objectif commun – elles ne peuvent pas réussir seules. Il est également possible de sortir de l’opposition traditionnelle acheteur / fournisseur, souvent chargée d’un historique de négociation commerciale tendu. Encore une fois, des espaces de collaboration autour de ce qui nous réunit et est plus grand que nous s’ouvrent et sont à cultiver pour réussir.
  • Investissement: Le passage à l’échelle requiert de mettre des sommes d’argent significatives entre les mains des agriculteurs. Si l'agriculture régénératrice devient un énième label dont on fait passer les coûts au consommateur final, elle n'ira pas bien loin.

Nous devons considérer la transition comme un investissement plutôt qu'un coût. Tout comme les entreprises investissent dans la mise à jour de leurs usines et équipements, la régénération des sols est elle aussi un investissement dans nos ressources partagées.

Et maintenant ?

Quelles sont les prochaines étapes pour l'agriculture régénératrice chez Earthworm ?

Nous avons des objectifs ambitieux pour continuer d’amplifier le changement systémique dans la chaîne de valeur.

Le succès de notre programme d'agriculture régénératrice repose sur l'écoute et la co-création avec les entreprises, les agriculteurs, les fournisseurs, les agronomes, les scientifiques et les pouvoirs publics, et surtout, sur la mise à disposition de solutions techniques (indicateurs, modèles d'accompagnement, mesure, modèles économiques) adaptés aux besoins des agriculteurs et des entreprises.

Notre intention est de poursuivre dans cette direction, avec nos partenaires, pour décupler notre impact et accompagner toujours plus d’agriculteurs dans la transition agro-écologique.

Concrètement, cela signifie que nous construisons des projets collectifs dans des territoires clés qui permettent le passage à l’échelle des pratiques régénératrices. Nous accélérons notre programme d'agroforesterie qui complémente le travail effectué sur la santé des sols.

Nous le faisons tout en reconnaissant et en travaillant avec les tensions entre, d'une part, les besoins des agriculteurs et de leurs systèmes vivants, et d'autre part, les règles de l'industrie ; entre l'exigence de produire de manière durable et la pression sur les prix ; entre la vision d’un impact mondial et les contraintes de production locales.

Comme toujours, tel le ver de terre, entre deux mondes, creusant inlassablement, et avec vous.

Bastien Sachet
CEO, Earthworm Foundation

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